Le thon du 4 août

 

Depuis deux jours ça frémissait sous le couvercle dans tout le golfe d'Aigues Mortes, des pécheurs de maquereau ou de bonite s'étaient fait exploser leur canne ; des pécheurs au broumé au large avaient signalé des départs et quelques petits thons avaient été annoncés mis à bord, ce qui ne s'était plus entendu depuis quelques temps.

Mais le Mistral de toute la semaine refroidissait les intentions de sortie au large et chacun attendait son heure.

De toute évidence, l'heure H était pour ce 4 août annoncé beau et sans vent par la météo; à 6h30 du matin j'étais donc en route, cap plein sud; je me rendais assez vite compte que je n'étais pas seul à avoir fait cette analyse de la situation, ce n'était plus la grande bleue, c'était l'autoroute du sud! toutes les vedettes de la Grande Motte de Port Camargue et de Carnon réunies me doublant à fond les gaz, toutes au cap 180 comme moi. Avec mes 5 noeuds de voilier, je vois donc passer l'équivalent de la grande armada, puis le calme revient, j'en profite pour mettre mes lignes, avec des leurres sérieux, histoire de ne pas être dérangé par un maquereau, fut-il espagnol.

Deux heures après, j'approche enfin du lieu de pèche que je me suis fixé, à savoir l'épave mythique du Scafino à 12 miles de la cote; et là, c'est le coup au moral, je me sens un peu comme l'officier allemand dans "le jour le plus long" lorsqu'il découvre la flotte alliée devant son blockhaus: toute la flotte de la région s'est donné rendez-vous sur mon lieu de pêche.

Qu’à cela ne tienne, je suis déjà par 50 mètres de fond, ça devrait suffire, le vent du nord qui devait s'arrêter continue à forcir, c'est même un coup à ne pas pouvoir rentrer ce soir si je m'aventure trop loin, je vire de 90° et je décide de ratisser la zone des 50m d'est en ouest, et d'ouest en est. Le bateau est caréné de frais; avec ce vent de coté il est au mieux de sa forme et fonce à ses 5,5 - 6 noeuds allègrement. il n'y a plus qu'à attendre les touches.

Ca ne tarde pas, départ de la canne bâbord, pas très violent,

-"zut, une bonite" ;

je vais prendre la canne, ça ralentit même

-"et une petite en plus"

et là brutalement ça repart, mais alors, repartir de chez repartir, un peu comme si on avait tapé sur les fesses d'un cheval attaché en bout de ligne; c'est de la folie, le moulinet se transforme en sirène d'alarme; et au cas où le client en ligne ne suffirait pas, le bateau continue à avancer à ses 5 noeuds dans l'autre direction; je vois déjà le volume de fil qui diminue, ça va mal finir, si on va jusqu'au bout c'est la casse assurée; heureusement le génois est sur enrouleur, je l'enroule en catastrophe tout en réglant le frein du moulinet à la limite de la résistance du fil, ça ne change rien au débit, et le bateau avance toujours; je vais en pied de mât, et j'affale la grand voile en vrac sur le pont, c'est à peine si le bateau ralentit! carréné de frais il suffit d'un zéphir pour qu'il avance, même sans voile, et là on a 15 à 20 !noeuds de vent, ça va très mal finir.

Seule solution mettre le moteur en marche arrière. C'est un hors bord, chacun sait que quand on veut lancer un hors bord en urgence, il se refuse à démarrer; je le lance en urgence, et, étrange, il ne se noie pas et démarre; marche arrière à fond, le bateau s'arrête enfin, je joue encore sur le frein du moulinet, les voyants sont au rouge, il ne me reste plus que la moitié du fil; c'est du 60/100 sur un moulinet 6/0 et une canne 30 livres, faudrait commencer à devenir sérieux.

Aïe les autres lignes ont décidé de se mélanger à la principale! je bats tous les records actuels et à venir de vitesse de remontée de ligne et je me retrouve enfin prêt à discuter de la situation avec mon client. J'ai la canne en main, ça tire à la limite du fil et de mes biceps et ça déroule toujours, j'essaye de faire reculer le bateau, mais en marche arrière c'est pas ça, je le remets à l'arret.

Le moulinet est maintenant dévidé aux deux tiers, la Ferrari là bas au bout a dû me prendre 400m quand brutalement, elle s'arrête, je tire sur la canne, tout est tendu à mort, c'est comme si la ligne était accrochée au fond, seuls des coups de tête me font savoir que je n'ai pas un bloc de béton à la place de mon Rapala.

Si ça repart au même rythme, j'ai 150m de disponibles au maximum, il faut donc que je reprenne du fil, mais sans affoler mon interlocuteur, qu'il ne reparte pas dans sa chevauchée; alors doucement, mètre par mètre, je ramène à moi la brebis égarée, ça prend son temps, je me demande si je fatigue la bête ou si c'est elle qui cherche à m'épuiser; j'ai la réponse chaque fois qu'elle repart et me reprend le fil récupéré; mais pas au delà des deux tiers; on est sur la bonne voie.

Quand on commence à s'approcher du bateau, je constate le coté vicieux des animaux marins; comme il a été pris sur la canne bâbord, il tourne autour du bateau dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, vu de dessus; bref, il va amener mon fil dans l'hélice du moteur ou dans le gouvernail ou dans la quille, choses que le dit fil risque de ne pas apprécier. Heureusement le moteur est un hors bord, et je peux le tourner à 90° ou presque si bien qu'en tenant d'une jambe et d'une main la canne qui veut à tout prix partir à la mer, j'arrive avec l'autre main à faire tourner le bateau pour amener systématiquement le poisson sur le coté bâbord loin des dangers de l'hélice et du gouvernail.

Et à ce jeu arrive un moment ou je vois mon client; j'avais déjà une idée, mais là je me heurte à la réalité; bon, c'est un thon rouge, on s'en doutait; mais on n'est plus dans la catégorie grosse bonite, c'est un machin de 30 ou 40 kilos qui est là au bout, ça ne va pas se faire tout seul.

Heureusement, la longueur du combat l'a noyé; je m'explique: en nageant le thon fait passer l'eau dans ses ouïe qui en extraient l'oxygène. A cause du combat, il a été maintenu longtemps à une vitesse quasi nulle, plus de circulation d'eau, plus d'oxygénation; sans parler des efforts qu'il a du fournir et qui ont augmenté sa consommation; bref, il arrive K.O. debout au niveau du bateau.

J'attrape la gaffe de la main droite, et le fil de la main gauche, j'essaye de le crocheter; heureusement qu'il est K.O. car là, ça dégénèrerait vite, d'autant plus que ces bêtes, c'est dur comme du celluloïd et que la gaffe ne pénètre pas là où je voudrais l'accrocher pour pouvoir le hisser, c'est à dire près de la tête. Après plusieurs essais, j'y arrive quand même et je tente de le monter à bord; je dis bien tente, car un voilier ce n'est pas adapté à ce jeu là, il faut le hisser haut pour passer au dessus des filières, en j'en suis physiquement incapable; trente ou quarante kilos, même inertes, c'est trop, j'arrive tout juste à amener son museau à la hauteur des filières; alors en passant mon genou Enfin dans le bateausous son ventre tout en tirant sur sa tête j'arrive enfin à le faire monter suffisamment pour qu'il glisse sur la filière et finalement bascule dans le bateau.

 

Le combat est terminé.

Mais afin de ne pas terminer sur un match nul par double KO, je vais devoir m'asseoir dans un coin pendant un certain temps, histoire de reprendre un rythme cardiaque compatible avec ma propre survie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C'est lourd

 

 

De retour à la Grande Motte, la question est de trouver un peson pour chiffrer la performance, tout le monde sur le ponton annonce des 40-45 kilos c'est la gloire!

 

 

 

 

 

 

Au lieu de rester sur ce chiffre reconnu par toute la communauté, je reprends le bateau et je vais au ponton du thon club local pour le faire peser; il est sûr que mon arrivée intrigue; un petit voilier, un bonhomme seul, une canne à bonites et un thon de 40-45 kilos (chiffre confirmé là aussi à vue d'oeil) ça sort de l'ordinaire.

 

A la pesée

 

 

Aimablement, les responsables me prêtent leur peson électronique, le portique à thon et une échelle pour y hisser ma prise; les copains du ponton ont suivi; ça photographie, ça rigole, les images partent déjà par téléphone à ceux qui ne sont pas là.

 

 

 

 

 

 

J'allume le peson: 30 kilos!

Au prochain thon, je n'irai pas déranger le club, on se contentera des estimations.

Une semaine après:

Jour pour jour, dans la même zone, avec le même leurre, à 14h la canne babord démarre; mais là, rien à voir avec la semaine précédente, j'ai accroché un dragster, le moulinet se vide dramatiquement, je me brûle le pouce rien qu'en essayant d'appuyer sur la bobine qui se vide inexorablement.

Heureusement j'ai l'expérience de la semaine dernière, le génois et la voile sont tombés en un tournemain, le moteur mis en marche arrière à fond et les deux autres lignes rentrées.

Mais après, tout devient différent, il doit s'agir du grand frère de l'autre, le moulinet est quasiment vide quand il accepte de ralentir un peu, et de s'arréter à la limite de la casse autant pour le fil que pour la canne; et là, ce n'est plus mètre par mètre que j'arrive à le rapprocher, mais quasiment centimètre par centimètre.

Une demi heure après, il refuse toujours de se fatiguer, en plus quelqu'un a du leur donner la méthode, il cherche lui aussi à mettre mon fil dans l'hélice, et moi je fais tourner le bateau pour le contrer, on tombe dans la routine; problème, en tournant en rond comme ça, chaque fois qu'on se retrouve dos au vent, le bateau se met à partir vers l'avant à deux noeuds environ, et le récalcitrant en profite pour naviguer de conserve et s'oxygéner; on ne va pas y arriver, dès qu'il a récupéré, il reprend du fil en trombe, et on repart pour un tour; au total on fera à ce jeu cinq ou six tours complets; ce n'est plus de la pêche, c'est de la valse.

Maintenant, en plus, quand j'arrive à le rapprocher, il sonde, et impossible de le remonter vers la surface; après une heure de négociation j'arrive quand même à le voir et à l'approcher du bateau, il n'est pas maîtrisable car toujours pas noyé, et de toute façon trop gros pour que je puisse le hisser à bord.

Il va falloir jouer serré, si je l'approche trop, il fonce sous le bateau, et les quilles de voilier c'est très mauvais pour les fils nylon, je dois virer en catastrophe pour qu'il passe devant ou derrière, mais pas dessous; à un moment pourtant, il touche la coque en surface, c'est sa première erreur, j'en profite pour le crocheter à la gueule avec la gaffe à lui sortir la tête de l'eau et à attacher la gaffe à un chandelier; ça ne lui plaît pas, il s'agite comme un possédé, mais trop tard, si la gaffe ne casse pas, il est vaincu.

 

Retour à la Hemingway

Et elle ne casse pas.

 

Maintenant il est mort, mais pas plus léger, il m'est impossible de le soulever, on est dans les 35-40 kilos ce n'est même pas envisageable, alors, en bon lecteur d'Hemingway, et en particulier du "Vieil homme et la mer", je dois le ficeler contre le bastingage pour rentrer au port. (Notons que les requins ne me voleront pas ma capture).

 

 

 

 

 

 

 

En cours de route, c'est un franc succès avec les autres bateaux qui passent sur mon bâbord, car un thon noir de 1.m35 collé sur la coque blanche d'un voilier de 6m, ça se remarque; idem dans le port où les vacanciers puis les copains du ponton participent au spectacle de l'arrivée et du débarquement.

 

Arrivée au port

Gros plan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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